L’AVENIR

Mardi 16 et mercredi 17 septembre 1873

Les Pèlerins

en l’an de grâce 1873

L’Avenir, journal des 16 et 17 septembre 1873

Toutes les trompettes du cléricalisme annoncent le grand pèlerinage qui doit avoir lieu le 22 septembre. Avant de prendre le train qui conduit à Lourdes, j’ai voulu me livrer à une méditation sur les miracles. Cette méditation je l’offre aux pèlerins qui ont l’intention d’aller prier la Vierge qui ordonna à Bernadette sa protégée de « manger de l’herbe ».

J.-J. Rousseau dit quelque part : « Dieu n’a jamais dérogé aux lois qu’il a établies ; donc il n’a jamais fait de miracles. »

M. Ernest Renan, dont tout le monde connaît l’esprit fin et élevé, a écrit : « Le principe essentiel de la science, c’est de faire abstraction du surnaturel. Aucun fait ne prouve qu’il y ait une force supérieure à l’homme, intervenant par des actions particulières dans le tissus des phénomènes du monde. En d’autres termes, il n’y a pas un seul cas de miracle prouvé. Il ne se passe de miracles qu’aux époques où l’on croit, et devant des gens disposés à y croire. Comme l’a dit excellemment M. Littré : « : Une expérience, que rien n’est jamais venu contredire, a enseigné à l’âge moderne que tout ce qui se racontait de miraculeux avait constamment son origine dans l’imagination qui se frappe, dans la crédulité complaisante, dans l’ignorance des lois naturelles. Quelque recherche qu’on ait faite, jamais un miracle ne s’est produit là où il pouvait être observé et constaté. »

En effet, beaucoup de personnes ont remarqué, comme M. Littré, que quand les miracles veulent s’imposer à l’époque actuelle ils ont soin de se produire à la Salette, à Pontmain, c’est-à-dire dans de petits endroits, des coins obscurs, des cavernes, jamais dans les grandes villes.

On raconte qu’il y a un hameau des États-Romains où les croyants voient des capucins volants traverser les airs. Les mêmes croyants ne voient point ces capucins ailés à Rome ou à Paris.

Quoi qu’il en soit de ce qui précède, il y a des gens qui ne raisonnent pas comme les trois illustres penseurs que je viens de citer ; ce sont d’humbles servantes, certains pauvres infirmes, certains sonneurs de cloches affamés, certains chantres altérés, certains valets de meutes, certains mendiants, en un mot quelques centaines d’illuminés que MM. de Belcastel et de Franclieu appellent hyperboliquement les Cercles des ouvriers chrétiens !

Ils croient aux grottes enchantées et aux visions des enfants encore à la mamelle.

Conduits par frère Pancrace, ou le marguillier de leur paroisse, ou un bourgeois gentilhomme qui, comme M. Lucien Brun, aspire au titre de maître de la garde robe du roi, ils marchent processionnellement ; ils se dirigent vers les lieux propices aux innocents. Ils cherchent les madones qui, comme Crispino dans le joyeux opéra des frères Ricci, guérissent tous les maux en administrant de la mie de pain ou de l’eau claire.

Des sanctuaires, où se déploie toute la pompe ultramontaine, s’offrent à leur vue. Les cloches sonnent à toute volée, l’encens fume, l’orgue joue.

Ils entrent. Ici quelques frères ignorantins psalmodient une prière en se frappant la poitrine et en faisant leur mea culpa ; là, quelques abbés revêtus de leur rochet, entonnent un cantique élucubre à l’officine des jésuites et dont voici le refrain :

Espérance
De la France
Travailleurs soyez chrétiens.
Que votre âme,
Soit en flamme.
Pour nous donner tous les biens.

Plus loin les aboyeuses de Josselin (Morbihan) passent à la fin de la messe par des convulsions qui se révèlent par une série d’aboiements qui vont jusqu’à la rage.

Les madones satisfaites n’opèrent pas de miracles  mais chose incroyable ! Soudain les aveugles marchent et les boiteux voient clair ! Ceux qui ne sont pas guéris sont du moins soulagés, ce qui prouve que la foi est une belle chose !

La messe est terminée. Les vierges de bois ont parlé. Tout à coup une rumeur triomphale s’élève des sanctuaires : cette rumeur est due à une autre cloche qui appelle les pèlerins au dehors : c’est celle du dîner. Tous sont conviés aux agapes fraternelles que des mains ferventes ont préparées à l’hôtel d’un Grand Turc quelconque.

À ce signal les pèlerins quittent leur attitude respectueuse et contrite pour se livrer à la joie. Miracle nouveau ! Les marquises, bras dessus, bras dessous avec les sacristains, se dirigent vers le banquet rustique. Tout le monde est à table. Le repas dure encore et déjà une autre voix enchanteresse se fait entendre. C’est le père provincial qui, monté sur une barrique et l’œil à demi-clos, lance des anathèmes sacrés contre la tolérance, contre la liberté civile, contre le droit public.

Se parant du grand nom de Dieu il souffle dans les cœurs la haine de nos institutions, la croisade en faveur du pouvoir temporel et la guerre avec l’Italie. Il jure par saint Ignace de faire du Syllabus la constitution de la France. « Il faut, dit-il, que les peuples fléchissent le genou ; il faut que les pouvoirs soient chrétiens ; il faut que l’église commande et qu’elle règne sur la place publique, au comptoir, à la ferme, à l’atelier, au prétoire et dans le forum. »

Ce discours achève de mettre les pèlerins en liesse. Les marquis frétillent, les bedeaux jubilent, les frères ignorantins s’embrassent ; tout le monde est heureux.

Et moi, du plus profond de mon âme, j’admire cette ivresse ; j’admire surtout ce capucin prêcheur que la Vierge noire de Chartres a inspiré, autant que j’ai admiré une espèce de Barnum abyssinien à l’époque où il promenait une vieille négresse de laquelle il disait aux peuplades nouvellement converties : « C’est la Mère de Jésus-Christ ! » Ce Barnum appartenait à l’école de l’homme qui, il y a trente ans, disait : Donnez-moi cent mille francs à dépenser et laissez-moi conter telle et telle bourdes et je promets de faire manger de la sciure de bois à mes contemporains.

Les gens qui ont une foi naïve m’ont toujours plu. Je prendrais volontiers le bâton du pèlerin pour aller visiter au mont Athos les dix mille moines qui se sont confits dans la crasse pour voir Dieu dans sa gloire, et qui ont mis des moustaches à la Vierge afin de résister aux séductions de tout ce qui ressemble à la femme.

Que je voudrais contempler des dévots comme le duc Armand de la Porte qui défendait aux filles de traire les vaches dans l’intérêt de leur chasteté et aux nourrices de donner à téter aux enfants les dimanches ! C’était un vrai chrétien celui-là ! Un jour que le feu avait pris à son château, il chassa ceux qui étaient venus pour l’éteindre, parce que, disait-il, ils s’opposaient ainsi aux décrets de Dieu.

Hélas ! Le croyant sincère tend à disparaître, et les miracles aussi !

Nous nous éloignons de la foi véritable qui a vu saint Siméon Stylite perché pendant trente-six ans sur la pointe d’une colonne et saint Denis se promener, sa tête sous la bras, pour éviter la chaleur.

Je voudrais pour un instant retourner aux beaux jours où les yeux ne s’ouvraient que pour voir les choses à l’envers, les hommes dans les nuages et les dieux dans nos chemins défoncés et boueux. La moitié du genre humain (les bons et les méchants), étaient alors dans le secret du créateur des mondes ! Les idolâtres opéraient les mêmes prodiges que les inspirés sacrés. Les magiciens de la cour de Pharaon faisaient tous les miracles de Moïse et d’Aaron. Les prêtresses de Bacchus, marchandes d’amour et de prières, détruisaient, comme l’ange exterminateur, des armées tout entières en soufflant dessus. On sait les luttes que saint Pierre eût à soutenir contre Simon le magicien qui faisait parler son chien !

Mais pourquoi remonter jusqu’à l’antiquité ? Les protestants maudits n’ont-ils pas, il y a à peine un siècle, étonné le monde par leurs miracles. Plus près de nous, Championnet même, Championnet, le général républicain, n’a-t-il pas lui aussi fait faire des miracles ? Il est vrai que sa méthode était brutale, ce qui est un tort, car il faut être poli avec tout le monde, surtout avec les saints. Enfin, n’avions-nous pas hier encore Bosco, le fameux prestidigitateur, qui exécutait à Naples la liquéfaction du sang de saint Janvier et faisait verser aux madones des larmes naturelles ?

Je le répète, les grands prodiges m’ont toujours émerveillé.

À l’heure présente, Dieu n’accorde plus ses faveurs qu’à de pauvres idiots ou à des gardeuses de dindons. J’en suis affligé ! Comme Lucien, je regrette que l’oiseau de grand vol des Hébreux ne soit plus en certains endroits qu’un vulgaire canard. Je regrette les scènes grandioses du cimetière Saint-Médard où les femmes se livraient aux douceurs de la convulsion en avalant des cailloux et en marchand sur la tête à côté de l’abbé boiteux de Bescherand, qui dansait autour d’elles, prétendant ainsi rallonger la jambe qu’il avait plus courte que l’autre.

Mais, tout finit ici-bas. Cette danse macabre dégénéra en scandale et un ordre du roi vint interdire ces manifestations publiques. C’est alors qu’on lut sur la porte du cimetière ce distique fameux :

De par le roi, défense à Dieu
De faire des miracles en ce lieu !

Depuis ce jour les miracles périclitent.

Hélas ! Il est dans la vie d’un peuple qui est en progrès des choses qui se dessèchent et tombent sur la route, et je crains bien que le surnaturel devienne une de ces choses. Les miracles s’en vont, la science prend le pas sur eux. Ils sont si hétéroclites en ce moment qu’on ne daigne pas même les discuter. Pourquoi le cardinal de Retz a-t-il dit que tout miracle fondé sur le témoignage des hommes doit être plutôt un objet de moquerie qu’un sujet de raisonnement ? Le cardinal a eu tort ; c’est lui qui a tué les miracles.

V. Bonhommet.


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