L’Ouest-Éclair - 30 novembre 1940 - Orne page 3
LE MANS
CE QUE DISENT LES PIERRES…
Évocations rue Victor Bonhommet
UN POÈTE SOLENNEL ET LA BANDE JOYEUSE
DES ANCIENS HABITUÉS DU JEU DE PAUME
Les cités américaines ont des rues géométriques, se coupant à angle droit, tellement impersonnelles qu’on ne peut que les numéroter. Dans l’Europe du XXe siècle, on ne va pas jusque là. Mais on a pris cette manie presque aussi sotte d’affubler les artères du nom de personnalités un jour ou l’autre vouées à l’oubli.
Les anciens, qu’il faut pourtant louer dans ce qu’ils avaient de bon, préféraient d’instinct baptiser les voies publiques, comme d’ailleurs les individus, de noms colorés, fortement personnalisés, faisant corps avec la tradition. Un sobriquet vaut mieux qu’un matricule. Le matricule est effacé à ce qu’on appelle, en termes d’état civil, le décès. Il n’est qu’une pancarte au bord du néant. Le sobriquet s’attache à la vie. s’anime d’une vie propre, survit à la mort des êtres et des choses.
Un matricule, ou un nom de hasard, c’est bon pour un terrain vague. Mais une rue, cette chose vivante, ce parterre de plantes humaines aux nuances infinies, sans cesse balancé par le souffle des destinées, demande un nom évocateur, pittoresque, enraciné dans la trame des habitudes quotidiennes.
C’est ainsi que la rue du Porc-épic restait la rue du Porc-épic, douée d’une existence réelle et d’un passé propre, alors même que l’estaminet dont ce nom rappelait l’existence, avait disparu.
Jusqu’au jour où M. Victor Bonhommet, président-fondateur de la Libre Pensée, poète et philosophe, ancien conseiller municipal, aide-bibliothécaire à la Bibliothèque du Mans, rendit son âme au Grand Tout.
Avant de rappeler la mémoire de cet homme de bien, évoquons rapidement l’auberge du Porc-épic.
Elle jouissait d’une situation enviable, à mi-chemin entre nos deux grandes places, celle des Jacobins et celle qui est devenue la place de la République.
Son enseigne balançait l’image de cet animal que Larousse qualifie de rongeur inoffensif et qui n’en est pas moins, en raison de son apparence fallacieuse, en langage héraldique et numismatique, sur les armoiries et sur les monnaies, l’emblème du courage.
C’était l’emblème de la maison d’Orléans. Louis XII, le plus doux de nos rois, l’a porté avec cette devise menaçante : « Cominus et eminus », signifiant de près et de loin.
Il est exact que des luttes farouches se déroulaient à l’enseigne du porc-épic. On s’y livrait passionnément à ce sport qu’est le jeu de paume.
Ce dernier n’est autre qu’un jeu de balles. Chacun sait que rien n’est aussi véhément que ces jeux-là. De nos jours, les joueurs de boules se livrent à de fiers combats. Mais cette ardeur n’est rien au prix de celle du jeu de paume. Pendant des siècles, il se joua à la Cour comme à la ville, jusqu’à l’heure où un autre sport, le billard, fut inventé. Alors, il tomba en décadence.
Son suprême asile fut les Tuileries. La fièvre de lancers de balles devait s’y communiquer à d’autres jouteurs, pour une autre partie.
Ne médisons pas du jeu de paume. Les Anglais nous l’ayant pris, nous le repassèrent sous le nom de tennis, et il s’est alors paré des plus vives séductions. Mais je préfère, pour évoquer nos gaillards du Porc-épic, se renvoyant la balle avec une adresse inlassable, songer à ces pelotari basques, dont le souple et svelte élan, le rebondissement et la course légère ressemblent à une ivresse ou à une danse.
Au fait, le jeu de paume est, de tous, le plus ancien. Il est vieux, précisément, comme la danse et la joie de vivre. Pendant des générations, la jeunesse du Mans vient bondir et relancer la balle à l’enseigne du porc-épic.
Enfin, Bonhommet vint. Et il naquit à une date prédestinée : 1830. Toute sa vie, qui fut longue, puisqu’il mourut en 1905, il resta inflexiblement l’homme de 1830. Fils d’artisan, ouvrier menuisier, il se fit connaître comme militant. L’apogée de sa carrière fut l’époque de l’ordre moral, du temps que régnait Mac-Mahon. Il connut la consécration de la prison politique.
C’était un homme sincère et droit à n’en pas douter. Jusqu’à sa mort, il garda la fraicheur de cette exaltation qu’il éprouva bien certainement à l’âge de dix-huit ans, lorsque 1848 parut ouvrir sur terre les portes du Paradis.
On a de lui des chansons de compagnonnage ce qui est excellent, et son souvenir resté attaché au Mans à cette brève aventure des Universités Populaires qui, partout en France, ne laisse pas d’être un échec assez émouvant.
Sa philosophie quarante-huitarde, ô combien, s’exprime en des recueils de vers dont je ne dirai aucun mal, pour la raison que je ne les ai pas lus. Mais on peut encore se procurer à la Bibliothèque un long manuscrit calligraphié avec une application têtue, qui s’intitule modestement : « Bréviaire des libres-penseurs ».
Je ne saurais résister au plaisir de vous en donner un bref aperçu. L’auteur, qui cultive l’alexandrin, comme il rabotait les planches en la fleur de son âge, feint de recevoir les confidences d’un curé incroyant qui exprime : « Ce que son cœur cachait sous son vêtement noir. »
Suit une thèse massive et rimée, où les religions sont exposées dans un bric-à-brac étourdissant. Le poète expose qu’elles sont contradictoires d’abord, malfaisantes ensuite. Et il conclut par ce vers : « Voilà, dit l’incroyant, la question vidée ».
Mais ce n’est pas le tout de détruire. Il faut rebâtir, Bonhommet n’y manque pas. Le dernier mot de sa sagesse est renfermé dans cette forte affirmation. « Tirons de chaque objet ce qu’il a de meilleur ».
Ce qui lui permet, enfin, de s’exclamer, dans un mouvement de lyrisme : « Je remplirai de lait tes puissantes mamelles ».
Hâtons-nous d’expliquer qu’il s’agit, en l’occurrence des mamelles toutes spéculatives de la Nature considérée comme une idole.
Pauvre Bonhommet ! Ce devait être un doux vieillard, et lui aussi, tel le porc-épic du dictionnaire, « un rongeur inoffensif ! » Au lieu de lancer les balles avec une raquette, il employait l’alexandrin pour lancer contre le ciel des bulles éphémères. Méritait-il la gloire de détrôner l’antique enseigne des joueurs de paume ?
Regrettons qu’en trottinant au long de la rue du Porc-épic, il n’ait pas relu, au lieu d’Eugène Sue, cet autre lyrique qui avait nom Homère.
Il y aurait trouvé la description d’une partie de paume, celle de Nausicaa dans l’île de Calypso, le jour qu’Ulysse y abordait. Alors, peut-être, il aurait compris cette chose impalpable, ce rien, ce dépouillement de toute emphase et de tout orgueil qu’est l’Immortelle poésie.
Laissez-moi terminer en copiant la traduction de Victor Bérard. Sur la grève où le flot caresse les cactus et les oliviers blancs, les filles de l’Hellade, à la lumière blonde, offrent l’hymne de leur corps. Et voici s’élever le chant du vieil aède :
« Tandis qu’après le bain, le linge séchait au clair soleil, servantes et maîtresses, s’étant régalées, dénouèrent leurs voiles pour jouer au ballon. Nausicaa au bras blanc menait le chœur. Telle se détachait du groupe des femmes cette vierge sans maître. Cependant, le divin Ulysse émergeait des broussailles… »
Que Victor Bonhommet ne s’est-il arrêté à relire ces lignes. La vieille auberge lui eût ouvert ses portes, l’enseigne aurait grincé au-dessus de sa tête, la jeunesse folle eût dansé autour de lui, et, entraîné dans le tourbillon, il eût oublié Vishnou, Arhiman. Mahomet, la Nature et ses tétons, pour n’être plus qu’un brave-homme d’ouvrier qui entonne une chanson de compagnonnage.
Louis GUERAXDE.
L’Ouest-Éclair - 24 janvier 1927 - Orne page 4
LE MANS
Au conseil municipal
séance du 22 janvier
De nouveaux noms de rues
Le Conseil adopte un rapport de M. l’adjoint Catois qui, de sa voix claironnante a proposé que le nom de plusieurs voies publiques fût changé :
… la rue du Porc-Epic deviendra la rue Victor-Bonhommet…
M. Hallier déclare ne pas très bien connaître Victor Bonhommet. M. l’adjoint Catois, qui est un ancien instituteur, se reprend à faire l’école pour renseigner l’élève Hallier — fi ! l’ignorant ! — sur les mérites de feu Victor Bonhommet, dont on finira par connaître le nom à force de le lire sur une plaque de rue…