Littérature contemporaine
neuvième série
LA JUSTICE
Poésies par divers auteurs dont Victor BONHOMMET
(extraits)
Publiées par Évariste CARRANCE
Bordeaux
au secrétariat des concours poétiques
92, Route d’Espagne
1873
D’après Gallica.
AEquam memento rebus in arduis
Servare mentem,
non secus in bonis
Ab insolenti temperatam
Laetitia…
HORACE
I
Après avoir dompté le préjugé gothique,
Et l’hydre
féodale, et le satan biblique
Qui rapetissaient l’homme en des
dogmes étroits ;
Après avoir d’un geste, ô sublime
colère !
Rompu la chaîne énorme, abjecte et
séculaire,
Qui l’attachait aux rois !
Après avoir détruit la terrestre géhenne,
Où, depuis l’âge
d’or, la vieille race humaine
Se tordait dans la brume et la
fange et le feu ;
Après avoir ouvert à la science ailée
Une
route infinie, une route étoilée,
Qui monte
jusqu’à Dieu !
Après avoir semé d’un souffle les pensées
Que vingt
peuples avaient avec peine entassées,
Pendant mille ans de nuits,
au fond du crâne humain !
Après avoir franchi les zones
étonnées
En trois pas, et conquis, en trois grandes
journées,
Le vieux monde romain !
Après avoir foulé l’échine colossale
De l’Europe
soumise, inclinée et vassale,
Et, comme les Titans, escaladé les
Cieux,
Lasse et superbe, un jour, la France ivre de
gloire,
S’endormit au sommet le plus haut de
l’histoire,
Presque au-dessus des dieux !
II
Ce fut là son malheur. Se sachant immortelle,
Elle monta trop
haut, sans songer que son aile
Pouvait fondre au
soleil !
Et que les majestés qu’elle avait abaissées,
Pour
reprendre à ses pieds leurs couronnes brisées,
Épieraient
son sommeil !
Elle dormit longtemps : ce fut là sa faiblesse.
S’éveillant,
un matin, sur son lit de mollesse,
Elle aperçut
un nain,
Qui, de l’aigle ayant pris le plumage et la
forme,
L’étouffait dans sa serre âpre, immonde et
difforme,
Et lui rongeait le sein !
Elle était déjà froide; et ses membres livides
Annonçaient
que sa tète et sa veine étaient vides ;
Son œil était
sans feu !
S’éteignant à son tour au fond d’un corps
débile
Son âme à moitié morte, insensible et stérile,
Avait
perdu son Dieu !
Et son poing qui, jadis, dans la brillante arène,
Tenait
l’épée auguste, épique et souveraine,
De
l’an quatre-vingt-neuf ;
Son poing qui remuait les foules
et les sphères,
Portait un nouveau monde et lançait des
tonnerres,
De sa force était veuf !
III
Et l’on vit, une nuit, à sa poitrine nue,
Grimper avec
lourdeur une immense cohue
De bas et hauts
valets ;
Qui, hideux, pressuraient ses mamelles stériles ;
Et
qui, pour assouvir leurs rages puériles,
Lui
donnaient des soufflets !
Elle but cet outrage, hélas! jusqu’à la lie !
Car son
cœur presque mort et son âme amollie
Ne
sentaient plus l’affront !
Et l’on vit, ô douleur !
cette auguste ruine,
Les yeux fermés, passer sous la fourche
caudine,
En courbant son.grand front !
IV
Oh ! c’était trop de honte ! Elle en fut suffoquée !
Et,
comme une lionne en son antre traquée,
Regardant
ses petits,
Qui, blessés et mourants se traînaient autour
d’elle,
Elle toisa dans l’ombre, au feu de sa prunelle,
Ses
nombreux ennemis !…
Puis, redressant la tête, et comme électrisée,
Recueillant
les tronçons de son âme brisée,
Dans un
sublime effort,
Elle se ressouvint qu’elle était immortelle,
Et
que son fier génie avait encor son aile,
Et que
son bras fut fort !
Puis, demandant au peuple une herbe souveraine,
Elle a pansé
sa plaie; et, la face sereine,
Comme un
convalescent,
Libre, elle a retrempé dans sa source première
Ses
membres épuisés; puis, en pleine lumière,
S’est
fait un nouveau sang !
V
Aujourd’hui son œil clair voit, sur les monts, éclore
Du
soleil de demain la bienfaisante aurore,
Qui rajeunit sa foi, son
cœur et son cerveau !
Sa santé refleurit, sa blessure se
ferme,
Et son âme renaît féconde, ardente et ferme,
Aux
rayons de ce renouveau !
Alors poussant du pied le pygmée à l’œil fauve,
Qui la
convoite encor, du fond de son alcôve,
Après l’avoir livrée à
trente ans de douleur,
Elle dit à ce nain couvert de l’or des
traîtres :
« Retire-toi, maudit ! je ne veux plus
pour maîtres
Que Dieu, mes enfants et mon
cœur ! »
VI
Ô France ! sois bénie, en ton épreuve auguste !
En te
frappant, le Ciel voulut te faire juste !
C’est ainsi que
toujours il forme ses élus.
Le souffle évangélique est sorti
des ruines !
L’émancipation eût son nimbe
d’épines !
Nos maux font nos vertus !
Maintenant accomplis, austère et délivrée,
Ta noble mission
sur la route sacrée,
Sans rappeler, hélas ! sur ta tête des
rois !
Souviens-toi bien qu’étant souveraine toi-même,
Tu
rampes en souffrant un autre diadème
Au-dessus
de tes droits !
En regardant rôder, autour de ta grande âme,
Les fauves
majestés à l’appétit infâme,
Qui vivent de ton sang, de tes
pleurs, de ta chair,
Et qui, depuis Clovis, te traînent sur des
claies,
Ô France ! Souviens-toi de tes anciennes
plaies !
Ah ! souviens-toi d’hier !
Victor BONHOMMET
Sarthe